L'île.
Extrait de
"Trois femmes et une
récompense"
A l'heure de la
retraite, j'ai trouvé mon Vendée-Globe. Vous savez,
quand le temps imposé se transforme en temps exposé,
commence alors une période d'inexistence, de transparence
même, où se mijotent les conditions d'une nouvelle
existence. Moment de fragilité propice au développement
de toutes sortes de maladies. Et c'est comme cela que j'ai
attrapé un virus, c'est comme ça qu'on nomme une
passion, quoi ?
Pour bien
comprendre, il faut dire que tous les étés, ma femme et
moi, nous passons nos vacances sur notre petite plage tranquille des
Rouillères. Et depuis autant d'étés, j'observe
au loin sur l'horizon, cette espèce de frange de terre
accrochée au continent par son pont, comme une boucle à
son oreille. Cela fait donc un paquet d'années que je gamberge
sur cette Ile de Ré, qui nous fait face, qui nous nargue
presque, bien à l'abri derrière son Pertuis Breton. Et
si je n'y suis encore jamais allé, le long détour
à faire pour l'atteindre y est moins pour quelque chose que la
crainte de briser par le contact ce rêve que j'entretiens avec
elle depuis plus de vingt ans.
Cela ne
m'empêche pas d'en connaître parfaitement - à
distance - la géographie. Le chapelet de villes
côtières, les marais du centre si plats que, vue du
continent, l'île parait coupée en deux, la forêt
de résineux, qui en occupe tout l'ouest, sont en effet bien
visibles de notre plage à marée basse, quand la
météo est favorable.
C'est la nuit que
l'île prend toute sa splendeur avec sa guirlande de points
lumineux qui se reflètent au ras de l'eau. Comme si les
étoiles se rassemblaient mystérieusement ici pour un
défilé de lampions. Et le 14 juillet, c'est le bouquet.
Se répondant par ci, par là, les feux d'artifice
interprètent une magnifique symphonie de couleurs jouée
à plusieurs instruments. Christophe Colomb avait son
Amérique, moi, j'ai mon Ile de Ré, un territoire encore
vierge tout au plus imaginé.
C'est ici, sur
cette plage des Rouillères, que l'idée a germé.
Je savais bien que cette terre à la fois si proche et si
lointaine, il me faudrait bien un jour en partir à la
conquête. Je ne pouvais indéfiniment continuer à
m'user les yeux dessus. Mais prendre la voiture et faire le grand
tour par la Rochelle et le Pont, ça, non ! Pas question de
l'accoster comme un simple touriste, amené là par le
hasard d'un courant de mode. C'est à l'abordage comme un
corsaire qu'il me fallait l'accoster.
Cette situation
de refus menaçait de durer quand, un jour, poussé par
je ne sais quelle petite force intérieure, je me suis mis au
défi d'atteindre la première bouée en nageant.
Sans réfléchir, j'affrontai les grands fonds, moi qui,
d'habitude, me cantonnais sagement aux endroits où l'on a
pied. Au bout de quelques minutes, à ma grande surprise, je
touchai au but. Et là, accroché à ma
bouée, j'eus l'immense plaisir de constater que l'île,
par ce simple mouvement, s'était rapprochée d'une bonne
cinquantaine de mètres. A la deuxième bouée, il
me parut évident que les détails ne pourraient
être qu'encore mieux visibles.
Peu à
peu, ce qui n'était, au départ, qu'une idée, est
devenu une obsession et aujourd'hui c'est mon grand projet. Ce sera
mon Everest, ma traversée du désert, mon chemin de
Saint Jacques, je vais relier le continent à l'île de
Ré par mes propres moyens, à la nage. C'est
décidé.
Je sais, le
Pertuis Breton n'est pas la Manche, tout au plus une dizaine de
kilomètres, mais tout de même, personne ne l'a encore
traversé à la nage. Et puis, à se choisir un
Graal inaccessible, on risque tout simplement d'abandonner au milieu
du gué. Ce sera tout de même un bel exploit.
De plus, je ne
me laisse pas aller à la facilité. J'aurais pu choisir
l'itinéraire le plus court et partir de la Rochelle. Non, je
partirai d'ici, de ma bonne vieille plage des Rouillères. Bien
sûr, j'inviterai la presse, mais pas pour la gloire, juste pour
laisser une petite trace et rendre officiel mon exploit. C'est avec
moi-même que je veux me battre.
Depuis, le
projet m'obsède et je me prépare dans la
fébrilité. Rien de ce qui concerne l'île ne m'est
aujourd'hui inconnu. J'ai dévoré le numéro
spécial d' " Iles magazine " consacré à
Ré. J'ai emprunté à la médiathèque
tous les bouquins sur le sujet. Au mur, face à mon bureau,
j'ai affiché la carte des lieux au 25000ème et j'y note
toutes les informations que je peux glaner ici ou
là.
Je travaille
particulièrement ma connaissance de la côte nord,
là où je dois prendre pied. J'espère pouvoir
atteindre le petit village de Loix, idéalement placé en
poste avancé sur sa presqu'île. Mais les courants
pourraient bien m'entraîner un peu de côté et
m'obliger à un effort supplémentaire. Je connais
aujourd'hui tellement le profil de l'île que j'ai presque
l'impression d'y avoir déjà vécu : le
pénitencier de Saint Martin, les pistes cyclables, la
Réserve d'Oiseaux de l'Ileau des Niges, le phare des Baleines,
Ars et son clocher en forme d'amer, le Bois de Trousse Chemise, tout
m'est familier. Et je ne passe pas une journée sans me pencher
longuement sur la carte pour étudier un point de détail
qui aurait pu m'échapper.
Mais ce qui
compte surtout, c'est la préparation physique. Je ne vous
cacherai pas la masse d'effort que cela demande. D'abord adapter son
alimentation par un régime strict, sans alcool.
Privilégier les aliments riches en sucres lents, qui
constituent le carburant de l'effort. Arrêter le tabac, cela va
de soi.
Ensuite revoir
les fondamentaux. Indispensable, quand on a appris à nager en
barbotant dans un étang du pays. S'entraîner à
rythmer sa respiration avec le mouvement des bras, maîtriser
parfaitement la technique du crawl, la plus efficace pour cet effort
de longue durée. Mais savoir aussi pratiquer à la
perfection le dos pour reposer de temps en temps les muscles
endoloris.
Enfin
l'entraînement. Aligner dans un couloir de piscine les
longueurs de bassin trois à quatre fois par semaine.
S'habituer progressivement à la combinaison isotherme - plus
de 300€ à Excel-Sports. S'essayer en eau salée dans la
lagune de la Belle Henriette, puis dans la baie des Rouillères
pour se familiariser avec la houle. Réaliser la
traversée de l'embouchure du Lay à l'Aiguillon, puis
celle de la Sèvre Niortaise entre la digue et Esnandes, rien
ne vaut ces petits challenges pour se préparer mentalement.
Vous voyez ! Le programme que je m'applique n'a rien d'une partie de
plaisir.
Et je n'ai pas
oublié l'assistance. Mon copain Marcel, vous savez, le marin
pêcheur de l'Aiguillon, il s'est enthousiasmé dès
que je lui ai parlé de mon projet. Je le revois encore parler
fort avec de grands gestes devant moi, c'était au comptoir du
Bar de la Marine. Depuis le début, il m'assiste dans chacune
de mes démarches et ses connaissances me sont très
précieuses. Le grand jour, il sera là sur son bateau,
à quelques mètres derrière moi pour
m'encourager. Et parer, s'il le faut, à toute
éventualité.
Aujourd'hui, les
gars, je me sens prêt, l'exploit est imminent. Chaque jour qui
passe rapproche un peu plus l'île de moi et j'ai
désormais comme l'impression de presque la toucher quand
j'avance le bras.
Et je vais vous
faire une confidence. Dès la semaine prochaine je me mets
à l'eau. Je vous le jure ! Aussi vrai que je suis assis
devant vous à ce comptoir. Et si vous ne me croyez pas, vous
pouvez me suivre à la maison et je vous montrerai. Je vous
montrerai le numéro du téléphone de la piscine,
posé bien en évidence sur mon bureau. Et là,
vous serez bien obligés d'admettre que je n'ai plus
qu'à décrocher le combiné pour m'inscrire aux
leçons de natation.
Et puis je vous
montrerai, dans le catalogue, la photo de la combinaison isotherme
à 300 euros. Et puis la carte IGN au mur de mon bureau.
Et puis, comme
vous serez là, on goûtera quelques-unes des petites
bières que j'ai déjà mises de côté
pour fêter mon exploit.
Vous voyez bien
que j'ai tout prévu. Peux-tu me redonner du feu, Lolo ? Je
parle, je parle et ma gitane s'est encore éteinte.