LE
VIEIL ARBRE (page 11)
Au
seuil de mon hiver, me voici
étincelant sous ma frondaison
patiemment mûrie au sang de la
terre, à la lumière des
existences. Dans le silence des
nuits, j'ai longtemps transpiré
sur la forge, au plus profond de
moi-même, pour élaborer ma coiffe
de verdure. Vient aujourd'hui le
difficile moment de la séparation.
Bientôt chauve et ainsi allégé, je
partirai pour mon dur voyage de
l'hiver, transparent dans ma
nudité, sujet à tous les vents et
à tous les tracas, à de nombreux
tourments et aux plus durs des
frimas. Dans mon habit de neige et
mes bougies de glace, quand mon
ombre s'étirera au moment du
couchant, alors j'apparaîtrai dans
toute ma vérité.
ARRIÈRE-SAISON (page 12)
Quand
arrive l'automne et que l'onde
pleure son bleu, la station ferme
ses yeux et ça pour de longs mois.
Volets clos rideaux tirés disent à
tous les obstinés qu'il n'y a plus
rien à voir et qu'il faut s'en
aller. L'air de l'aube pourtant,
parce qu'un peu plus piquant,
réveille bien mieux ici tout corps
encore endormi. Et le vent
d'équinoxe y fait chanter plus
fort de sa note lancinante le
rouleau barbe blanche. Sur la
grève désertée, les goélands
argentés attendent calmes et
sereins du courroux marin la fin,
pour laisser après la brume leurs
empreintes de plumes et aller
faire au loin leurs meilleurs des
festins. La transparence de l'air
est si pure au couchant que les
lumières de l'île s'approchent au
plus près. Et c'est à ce moment
qu'à l'ombre des panicauts, se
lèvent les pleurotes dont l'oeil
noir semble dire " mais restez
donc ici ".
LES
RIDES
(page 27)
Signes
de vie, les rides soulignent avec
malice de leurs sillons nos
dispositions. A la bouche du rieur
elles affleurent et du malicieux
elles brident les yeux. Les
tiennes te creusent le front aux
soucis qui si souvent le froncent
et tes lèvres trop pincées ont
plissé ton menton. La carte du
temps se grave sur les visages et
amasse pas à pas le poids de
l'âge. Et ça agace. Car exister
exige pour qui n'a pas tant
d'appas et la toxine qui lisse
menace de sa carapace qui glace et
cache un monde où tout défaut est
de trop. Auras-tu le courage de
laisser à lire le livre de tes
rides ?
LA
VENDEUSE (page 80)
La
marchande de pain aime les poètes
et ce matin, sourire en coin et
l'�il coquin, demande sur ton de
confidence comment va
l'inspiration. Voilà l'apprenti
poète monté en statue sur son
socle, lui qui n'aligne que des
mots qui n'ont encore jamais
nourri personne. Mais le parfum
d'encre fraîche a pour la
boulangère la fragrance d'une mie
chaude, elle en salive et
postillonne d'éloges. Et l'homme
repasse la porte heureux, son
sandwich de compliments à la main.
VISION
(page 114)
En de
longues séances, à petits coups de
mots, le sculpteur burine la vie
de l'autre, peu à peu lui donne
forme, parfois avec bonheur celle
que le modèle attend. Mais qu'un
coup du marteau soit trop fort,
énorme sera l'effort pour lisser
la blessure et effacer la
déchirure. Écorcer la rudesse
d'une enfance, limer un sentiment
d'échec, donner une forme d'être à
l'être, travail de toute une vie
qui au frottement du modèle finit
par sculpter l'artiste aussi.
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